La transition vers la retraite représente aujourd’hui l’un des enjeux sociaux les plus complexes de nos sociétés vieillissantes. Loin d’être un simple passage administratif marqué par la cessation d’activité professionnelle, cette période interroge fondamentalement la notion d’autonomie individuelle face aux contraintes systémiques. Entre les pressions économiques exercées par les réformes successives, les stratégies organisationnelles de gestion des fins de carrière et les aspirations personnelles des salariés seniors, le départ à la retraite révèle les tensions profondes qui traversent notre rapport au travail et au vieillissement.
Cette problématique prend une dimension particulièrement aiguë dans un contexte où l’âge légal de départ ne cesse de reculer, où les carrières se fragmentent et où les dispositifs de transition se multiplient. Comment distinguer ce qui relève du choix personnel de ce qui s’impose comme une contrainte sociale ? Les mécanismes qui président à la cessation d’activité révèlent-ils une autonomie décisionnelle réelle ou masquent-ils des déterminismes plus profonds ?
Les mécanismes sociaux de contrainte dans le processus de cessation d’activité professionnelle
La cessation d’activité professionnelle s’inscrit dans un cadre réglementaire qui structure profondément les possibilités de choix individuels. Les dispositifs législatifs et les politiques publiques dessinent un corridor temporel à l’intérieur duquel les décisions de départ s’articulent, révélant les limites de l’autonomie personnelle face aux impératifs collectifs de gestion des fins de carrière.
L’impact des réformes successives des régimes de retraite sur l’autonomie décisionnelle
Les réformes des retraites depuis les années 1990 ont progressivement restreint la marge de manœuvre des futurs retraités. L’allongement de la durée de cotisation nécessaire pour obtenir le taux plein, passée de 37,5 années en 1983 à 43 années pour les générations nées après 1973, illustre cette évolution contraignante. Cette extension temporelle s’accompagne d’un report de l’âge légal de départ, désormais fixé à 64 ans pour les générations nées à partir de 1968, contre 60 ans précédemment.
Ces modifications structurelles transforment la nature même de la décision de départ. Là où existait autrefois une relative souplesse dans le choix du moment optimal, les salariés se trouvent désormais confrontés à des calculs actuariels complexes. La décote appliquée en cas de départ anticipé peut atteindre 25% du montant de la pension, créant une pression financière qui oriente fortement les comportements individuels. Cette contrainte économique masque souvent l’illusion du choix libre.
L’introduction de la surcote en 2003, bonifiant les pensions des personnes qui prolongent leur activité au-delà de l’âge requis, participe également de cette logique incitative. Bien que présentée comme un avantage, cette mesure révèle en réalité une stratégie de report des départs qui s’impose aux individus sous la forme d’un arbitrage économique rationnel. La surcote de 5% par année supplémentaire travaillée influence directement les trajectoires de fin de carrière.
Les pressions organisationnelles et la mise en préretraite dans les grandes entreprises
Au niveau microéconomique, les entreprises développent leurs propres stratégies de gestion des fins de carrière qui s’imposent aux salariés seniors. Les dispositifs de préretraite, bien que officiellement supprimés, perdurent sous des formes renouvelées à travers les ruptures conventionnelles collectives et les plans de sauvegarde de l’emploi. Ces mécanismes révèlent l’existence d’un âgisme organisationnel qui structure les opportunités professionnelles des plus de 55 ans.
Les données du ministère du Travail montrent que 25% des fins de CDI des 58-60 ans prennent la forme d’une rupture conventionnelle, proportion qui dépasse largement la moyenne générale. Cette surreprésentation témoigne d’une négociation souvent déséquilibrée où l’employeur dispose d’un avantage stratégique. La perspective d’un licenciement économique ou d’une mise au placard pousse de nombreux salariés à accepter des conditions de départ qu’ils n’auraient pas spontanément choisies.
Les grandes entreprises industrielles et bancaires ont particulièrement développé cette ingénierie sociale de la fin de carrière. Les accords de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) intègrent systématiquement des volets seniors qui, sous couvert d’accompagnement, organisent en réalité l’éviction programmée des salariés âgés. Cette logique s’appuie sur des représentations négatives du vieillissement professionnel qui légitiment ces pratiques discriminatoires.
Le rôle des dispositifs de rupture conventionnelle collective dans l’anticipation du départ
La rupture conventionnelle collective, instaurée par les ordonnances Macron de 2017, illustre parfaitement l’ambiguïté entre choix et contrainte dans les fins de carrière. Présentée comme une alternative négociée au licenciement économique, elle permet aux entreprises d’organiser des départs volontaires dans un cadre sécurisé juridiquement. Cependant, l’analyse des pratiques révèle que cette volonté s’inscrit souvent dans un contexte de pression organisationnelle qui limite la réelle liberté de choix.
Les critères d’éligibilité à ces dispositifs ciblent prioritairement les salariés seniors, créant de facto une incitation au départ pour cette population. L’indemnisation supralégale proposée, souvent équivalente à plusieurs années de salaire, constitue un puissant levier d’influence sur les décisions individuelles. Cette logique économique transforme la contrainte organisationnelle en opportunité financière apparente, masquant les déterminismes sous-jacents.
L’examen des accords signés depuis 2017 montre que 60% des bénéficiaires de ruptures conventionnelles collectives ont plus de 50 ans, alors qu’ils ne représentent que 25% de la population active. Cette disproportion révèle l’existence d’une sélectivité générationnelle qui, bien que non explicite, oriente clairement les stratégies de départ. La contrainte se déploie ainsi à travers des mécanismes incitatifs qui préservent l’apparence du libre choix.
Les inégalités face aux contraintes temporelles selon les catégories socioprofessionnelles
L’analyse des trajectoires de fin de carrière révèle de profondes disparités selon l’appartenance socioprofessionnelle. Les cadres supérieurs bénéficient généralement d’une plus grande marge de manœuvre dans le calendrier de leur départ, tandis que les ouvriers et employés subissent davantage les contraintes externes. Cette différenciation s’explique par des facteurs multiples qui se cumulent et s’amplifient mutuellement.
La pénibilité du travail constitue un premier facteur de contrainte différentielle. Les métiers physiquement exigeants génèrent une usure prématurée qui réduit les possibilités de prolongation d’activité. Malgré la reconnaissance officielle de la pénibilité à travers le compte professionnel de prévention, les dispositifs de compensation restent insuffisants. Les ouvriers du BTP ou de la métallurgie se trouvent ainsi confrontés à une double contrainte : l’impossibilité physique de poursuivre leur activité et l’obligation réglementaire de cotiser plus longtemps.
Les inégalités patrimoniales renforcent ces disparités temporelles. Les cadres disposent généralement d’une épargne retraite complémentaire qui leur permet d’envisager un départ anticipé sans perte de revenus dramatique. À l’inverse, les catégories populaires dépendent quasi exclusivement des pensions légales, les contraignant à optimiser leur durée de cotisation. Cette dépendance financière au système public limite considérablement leur autonomie décisionnelle.
La liberté de choix du moment de la retraite apparaît comme un privilège de classe, révélant les inégalités profondes qui traversent les fins de carrière dans la société française contemporaine.
L’analyse psychosociologique du passage à la retraite comme rite de passage
Le départ à la retraite ne se résume pas à une simple transition administrative mais constitue un véritable rite de passage au sens anthropologique du terme. Cette approche permet de comprendre les dimensions symboliques et identitaires qui accompagnent la cessation d’activité, révélant les enjeux psychosociaux qui dépassent largement la question du choix ou de la contrainte externe.
La théorie de la désengagement d’elaine cumming appliquée au contexte français
La théorie du désengagement, développée par Elaine Cumming et William Henry dans les années 1960, postule que le vieillissement s’accompagne d’un retrait progressif des rôles sociaux, processus mutuellement avantageux pour l’individu et la société. Appliquée au contexte français contemporain, cette grille d’analyse permet d’éclairer les mécanismes psychosociaux qui président aux transitions de fin de carrière.
Selon cette perspective, le départ à la retraite résulterait d’un processus naturel d’adaptation au vieillissement, où l’individu anticipe progressivement sa sortie du monde du travail. Cette anticipation se manifeste par une réduction de l’investissement professionnel, une recherche d’activités de substitution et une redéfinition des priorités existentielles. Le désengagement professionnel précéderait ainsi la cessation formelle d’activité, transformant la contrainte externe en adhésion subjective.
Cependant, l’application de cette théorie au contexte français révèle ses limites. Les enquêtes longitudinales montrent que de nombreux salariés seniors maintiennent un fort investissement professionnel jusqu’au moment de leur départ, contredisant l’hypothèse d’un désengagement progressif. Cette persistance de l’engagement professionnel suggère que les départs sont davantage subis que choisis, remettant en question la naturalité du processus décrit par Cumming.
L’évolution des représentations sociales du vieillissement actif, encouragée par les politiques publiques européennes, complexifie également cette analyse. Le paradigme du successful aging valorise le maintien de l’activité et l’engagement social, s’opposant partiellement à la logique du désengagement. Cette tension normative place les individus dans une situation ambivalente où ils doivent arbitrer entre des injonctions contradictoires.
Les stratégies d’adaptation selon le modèle de lazarus et folkman
Le modèle transactionnel du stress développé par Lazarus et Folkman offre une grille d’analyse pertinente pour comprendre les réactions individuelles face à la perspective du départ à la retraite. Ce modèle distingue les stratégies centrées sur le problème, visant à modifier la situation stressante, et les stratégies centrées sur l’émotion, orientées vers la gestion des affects négatifs générés par la situation.
Les stratégies centrées sur le problème se manifestent par des tentatives de contrôle du calendrier et des conditions de départ. Certains individus négocient activement avec leur employeur les modalités de leur cessation d’activité, développent des projets post-professionnels ou optimisent leur situation financière en vue du départ. Cette approche proactive révèle une volonté de préserver l’autonomie décisionnelle malgré les contraintes systémiques.
À l’inverse, les stratégies centrées sur l’émotion se caractérisent par des mécanismes d’adaptation psychologique : minimisation de l’importance du travail, valorisation des loisirs futurs, ou construction d’une représentation positive de la retraite. Ces stratégies cognitives permettent de réduire l’anxiété liée à la transition mais peuvent également masquer une forme de résignation face aux contraintes subies.
L’efficacité de ces stratégies dépend largement des ressources individuelles disponibles : capital social, niveau d’éducation, état de santé et situation financière. Les individus disposant de ressources importantes peuvent davantage s’orienter vers des stratégies actives, tandis que ceux qui en sont dépourvus recourent plus fréquemment aux stratégies d’adaptation émotionnelle. Cette différenciation révèle l’inégale distribution des capacités d’agency face aux transitions de fin de carrière.
L’identité professionnelle et sa reconstruction post-carrière
La question identitaire occupe une place centrale dans l’analyse des transitions de fin de carrière. L’identité professionnelle, construite tout au long de la trajectoire de travail, structure profondément le rapport à soi et aux autres. Sa remise en cause lors du départ à la retraite génère des enjeux psychosociaux considérables qui influencent les modalités de la transition.
Pour les individus fortement investis dans leur activité professionnelle, particulièrement les cadres supérieurs et les professions libérales, le départ représente une crise identitaire majeure. La perte du statut social, des responsabilités et de la reconnaissance professionnelle nécessite une reconstruction identitaire qui ne va pas de soi. Cette difficulté explique en partie la résistance au départ observée chez certaines catégories socioprofessionnelles.
La reconstruction post-professionnelle s’appuie sur différentes ressources identitaires : rôles familiaux, engagements associatifs, activités de loisirs ou nouveaux projets professionnels. La richesse de ces ressources alternatives détermine largement la qualité de la transition et l’acceptation subjective du départ. Les individus disposant d’identités multiples négocient plus facilement la sortie du monde professionnel que ceux dont l’identité se concentre exclusivement sur le travail.
Cette reconstruction identitaire révèle également des enjeux de genre importants. Les femmes, souvent contraintes à des interruptions de carrière pour raisons familiales, développent généralement des identités plus diversifiées qui facilitent les transitions. Les hommes, davantage socialisés dans une logique de carrière continue, éprouvent souvent plus de difficultés à négocier les changements identitaires liés au départ en retraite.
Les représentations sociales de la vieillesse active versus le retrait social
Les représentations sociales de la vieillesse évoluent considérablement depuis les années 1980, passant d’une conception déficitaire du vieillissement à une valorisation de la vieillesse active. Cette transformation modifie profondément les attentes sociales concernant les
comportements post-professionnels. Cette évolution révèle une tension fondamentale entre les modèles normatifs concurrents qui structure les choix individuels de fin de carrière.
Le paradigme de la vieillesse active promeut le maintien de l’engagement social, professionnel et civique au-delà de l’âge traditionnel de la retraite. Cette conception, portée par l’Organisation mondiale de la santé et l’Union européenne, valorise la contribution continue des seniors à la société. Elle légitime les politiques de report de l’âge de départ et encourage les formes hybrides d’activité comme le cumul emploi-retraite ou la retraite progressive.
Parallèlement, persistent des représentations traditionnelles qui associent la retraite au retrait légitime après une carrière laborieuse. Cette conception, encore largement partagée dans les classes populaires, justifie l’aspiration au repos et à la liberté retrouvée. Elle entre en tension avec les nouvelles injonctions à l’activité, créant des conflits normatifs qui compliquent les arbitrages individuels.
Cette dualité des représentations sociales influence directement les stratégies de départ. Les individus doivent naviguer entre ces modèles concurrents, arbitrant entre la conformité aux attentes sociales d’activité prolongée et leurs aspirations personnelles au retrait. Cette négociation révèle que les choix apparents cachent souvent des contraintes normatives profondes qui orientent les comportements sans les déterminer totalement.
Les déterminants économiques et financiers influençant la temporalité du départ
Les considérations économiques constituent l’un des facteurs les plus déterminants dans les arbitrages de fin de carrière. Au-delà des mécanismes réglementaires de calcul des pensions, les stratégies patrimoniales individuelles et les contraintes budgétaires familiales dessinent un cadre financier qui structure profondément les possibilités de choix. Cette dimension économique révèle l’illusion de la liberté de départ pour une large partie de la population active.
L’analyse des revenus de remplacement montre que le taux moyen de substitution entre le dernier salaire et la première pension s’établit autour de 60% pour un salarié du secteur privé ayant effectué une carrière complète. Cette baisse significative du niveau de vie contraint de nombreux ménages à reporter leur départ pour maintenir leurs standards de consommation. Les contraintes budgétaires transforment ainsi la décision de départ en calcul économique rationnel plutôt qu’en choix libre.
Les inégalités patrimoniales amplifient ces déterminismes financiers. Selon l’INSEE, les 10% des ménages les plus aisés détiennent 47% du patrimoine total, leur offrant une capacité d’anticipation du départ que ne possèdent pas les classes moyennes et populaires. Cette concentration patrimoniale permet aux catégories supérieures de s’affranchir partiellement des contraintes réglementaires, creusant l’écart entre liberté théorique et liberté réelle de choix.
Les dispositifs d’épargne retraite, malgré leur développement récent, ne compensent qu’imparfaitement ces inégalités. Le Plan d’épargne retraite (PER), instauré en 2019, bénéficie principalement aux cadres supérieurs disposant de capacités d’épargne importantes. Les avantages fiscaux associés à ces dispositifs créent un effet redistributif inversé qui renforce les inégalités face au choix du moment de départ. Cette financiarisation de la retraite accentue la stratification sociale des fins de carrière.
La dimension genrée des trajectoires de fin de carrière
Les trajectoires de fin de carrière révèlent des différenciations genrées profondes qui questionnent l’universalité des mécanismes de choix et de contrainte. Les carrières féminines, marquées par des discontinuités liées aux responsabilités familiales, génèrent des enjeux spécifiques qui modifient substantiellement les arbitrages de départ à la retraite.
Les femmes subissent en premier lieu un déficit de droits lié aux interruptions de carrière pour maternité et éducation des enfants. Malgré les dispositifs de compensation comme l’assurance vieillesse des parents au foyer (AVPF), l’écart de pension entre hommes et femmes demeure significatif, atteignant 28% en moyenne selon la DREES. Cette inégalité contraint de nombreuses femmes à prolonger leur activité au-delà de leurs souhaits initiaux pour compenser les trimestres manquants.
Les stratégies familiales influencent également les temporalités de départ selon le genre. Les femmes intègrent davantage dans leurs décisions les contraintes de care liées aux ascendants âgés ou aux petits-enfants. Cette charge mentale élargie module leurs arbitrages professionnels, créant parfois des départs anticipés pour raisons familiales ou des reports pour des raisons économiques liées à la dépendance du conjoint.
Paradoxalement, cette diversité des rôles sociaux féminins facilite parfois les transitions identitaires liées au départ. Les femmes ayant maintenu des activités non professionnelles tout au long de leur carrière disposent de ressources identitaires multiples qui atténuent le choc de la cessation d’activité. Cette plasticité identitaire contraste avec les difficultés masculines de reconstruction post-professionnelle, révélant des inégalités de genre inversées dans la gestion des transitions.
L’évolution des modèles familiaux complexifie ces analyses genrées. L’augmentation des familles monoparentales, majoritairement féminines, renforce les contraintes économiques pesant sur les trajectoires de fin de carrière des femmes. Simultanément, l’émergence de nouveaux modèles masculins intégrant davantage les responsabilités parentales modifie progressivement les stratégies genrées de fin de carrière.
Les nouvelles formes de transition : retraite progressive et cumul emploi-retraite
Face aux limites du modèle traditionnel de cessation brutale d’activité, de nouveaux dispositifs de transition ont émergé depuis les années 2000. Ces mécanismes hybrides, entre activité et inactivité, redéfinissent les modalités du passage à la retraite et questionnent la dichotomie classique entre choix et contrainte. Ils révèlent une évolution des représentations sociales du vieillissement actif et des stratégies de gestion publique des fins de carrière.
Le dispositif de retraite progressive instauré par la réforme fillon de 2003
La retraite progressive, généralisée par la loi Fillon du 21 août 2003, permet aux salariés de concilier perception partielle d’une pension et maintien d’une activité réduite. Ce dispositif s’adresse aux personnes de plus de 60 ans justifiant de 150 trimestres de cotisation et exerçant une activité à temps partiel comprise entre 40% et 80% de la durée légale. Il illustre une évolution paradigmatique vers la flexibilisation des transitions de fin de carrière.
L’analyse des bénéficiaires révèle une appropriation socialement différenciée de ce dispositif. Les cadres et professions intermédiaires représentent 60% des utilisateurs, alors qu’ils ne constituent que 40% de la population active. Cette surreprésentation s’explique par la nature des emplois occupés, plus facilement compatibles avec une réduction du temps de travail, et par une meilleure information sur les dispositifs disponibles. Les ouvriers et employés restent sous-représentés, révélant des inégalités d’accès aux transitions choisies.
La retraite progressive transforme également la relation de travail en fin de carrière. Elle permet aux employeurs de maintenir l’expertise des seniors tout en amorçant leur remplacement, créant une forme de mentorat institutionnalisé. Cependant, cette logique peut également masquer des stratégies de réduction des coûts salariaux, la pension partielle compensant la baisse de rémunération liée au temps partiel. La frontière entre choix et contrainte économique devient alors particulièrement ténue.
Les effets sur les parcours post-transition révèlent l’ambivalence de ce dispositif. D’un côté, il facilite l’adaptation psychologique au retrait d’activité en permettant une transition graduelle. De l’autre, il peut créer une dépendance à l’activité qui retarde l’acceptation de la retraite complète. Cette tension illustre la complexité des mécanismes de choix dans un contexte de contraintes systémiques multiples.
Les modalités du cumul emploi-retraite depuis la loi de financement 2009
Le cumul emploi-retraite, libéralisé par la loi de financement de la sécurité sociale de 2009, autorise les retraités à reprendre une activité professionnelle tout en percevant leur pension. Ce dispositif répond à des logiques différentes selon qu’il s’applique dans le cadre d’un cumul intégral, sans plafond de ressources pour les retraités à taux plein, ou d’un cumul plafonné pour les autres situations.
Les données de la CNAV montrent une progression constante du recours à ce dispositif, avec 500 000 bénéficiaires en 2022 contre 300 000 en 2010. Cette croissance révèle l’émergence de nouvelles stratégies de fin de carrière qui brouillent les frontières traditionnelles entre activité et retraite. Le cumul emploi-retraite devient un outil de prolongation choisie de l’activité qui dépasse la simple nécessité économique.
L’analyse sociologique des parcours de cumul révèle trois profils principaux. Le premier correspond aux cadres supérieurs qui prolongent leur activité sous forme de conseil ou d’expertise, maintenant leur statut social et leurs revenus. Le deuxième concerne les salariés contraints par des pensions insuffisantes qui reprennent des emplois souvent moins qualifiés que leur activité antérieure. Le troisième rassemble les professionnels qui transforment leur métier en passion, privilégiant l’épanouissement personnel à la logique de retrait.
Cette diversité des profils questionne la notion de libre choix dans le cumul emploi-retraite. Si certains bénéficiaires expriment une véritable volonté de poursuivre leur activité, d’autres subissent des contraintes financières qui les obligent à reprendre un emploi. Le dispositif révèle ainsi les inégalités structurelles qui traversent les fins de carrière, certains cumulant par plaisir quand d’autres cumulent par nécessité.
L’émergence du concept de « senior entrepreneuriat » et ses implications sociétales
Le développement de l’entrepreneuriat senior constitue une tendance émergente qui redéfinit les représentations traditionnelles de la fin de carrière. Ce phénomène, encouragé par les politiques publiques de soutien à la création d’entreprise, révèle de nouvelles formes d’agency dans les transitions post-professionnelles qui dépassent le cadre salarial classique.
Les statistiques de l’INSEE montrent que les créateurs d’entreprise de plus de 55 ans représentent 15% du total des créations en 2022, soit une progression de 3 points par rapport à 2015. Cette dynamique entrepreneuriale senior s’appuie sur l’expérience accumulée, les réseaux professionnels constitués et parfois les indemnités de départ qui fournissent un capital initial. Elle illustre une forme de reconversion par le haut qui transforme l’âge en avantage compétitif.
L’entrepreneuriat senior révèle également l’évolution des aspirations post-professionnelles. Loin de rechercher uniquement le repos, de nombreux seniors aspirent à donner un sens nouveau à leur activité, souvent dans des secteurs liés à l’économie sociale et solidaire ou aux services à la personne. Cette quête de sens transforme la contrainte du report de départ en opportunité de réalisation personnelle, illustrant les capacités d’adaptation des individus face aux évolutions systémiques.
Cependant, l’entrepreneuriat senior n’échappe pas aux déterminismes sociaux. Il concerne principalement les cadres supérieurs et les professions libérales disposant du capital économique, social et culturel nécessaire à la création d’entreprise. Les catégories populaires restent largement exclues de cette dynamique, révélant que même les formes apparemment les plus libres de transition restent socialement stratifiées. Cette sélectivité sociale questionne la portée émancipatrice de l’entrepreneuriat senior.
Les parcours de reconversion professionnelle après 55 ans
La reconversion professionnelle en fin de carrière émerge comme une stratégie alternative aux transitions traditionnelles vers la retraite. Ce phénomène, facilité par les dispositifs de formation tout au long de la vie et le compte personnel de formation (CPF), permet aux seniors de redéfinir leur trajectoire professionnelle plutôt que de la subir. Il révèle l’évolution des représentations du vieillissement professionnel et des possibilités d’agency dans les fins de carrière.
Les données de la DARES montrent que 12% des salariés de plus de 55 ans envisagent une reconversion professionnelle, proportion en hausse constante depuis 2018. Ces projets de reconversion s’orientent principalement vers des secteurs en tension comme les services à la personne, l’enseignement ou l’artisanat. Ils révèlent une volonté de réappropriation du parcours professionnel qui dépasse la simple adaptation aux contraintes du marché du travail.
L’analyse des motivations de reconversion révèle trois logiques principales. La première, défensive, correspond aux salariés confrontés à la disparition de leur métier ou à des conditions de travail dégradées. La seconde, opportuniste, concerne ceux qui saisissent les possibilités offertes par les dispositifs publics de soutien à la reconversion. La troisième, émancipatrice, rassemble les individus qui recherchent un épanouissement professionnel nouveau après des décennies dans la même activité.
Ces parcours de reconversion questionnent la linéarité traditionnelle des carrières et révèlent les capacités d’adaptation des seniors face aux mutations du marché du travail. Ils illustrent également les limites du modèle de la retraite guillotine en montrant que de nombreux individus aspirent à redéfinir leur rapport au travail plutôt qu’à s’en extraire totalement. Cette évolution transforme la fin de carrière en période de réinvention professionnelle qui brouille les frontières entre activité et retraite.
Cependant, la reconversion senior reste marquée par de fortes inégalités d’accès et de réussite. Les disparités de formation initiale, de santé et de situation familiale créent des capacités différenciées de mobilisation